dimanche 8 décembre 2013

*4* A l'usine de Gauthard, de Lagarrigue et d' Albine de 1908 à 1914.

Au retour de l'armée, j'ai rapidement retrouvé du travail. J'ai pris le 2 novembre 1908 la direction de l'usine de Gauthard.
J'avais pour patron direct Monsieur Rives Vidal  de la rue Meyer mais aussi Monsieur Albert Vidal.
Abel Amalric était employé.
Quelques mois après mon arrivée dans cette usine, le 10 janvier 1909, un conflit d'une grande ampleur opposa les patrons du textile de toute la région aux syndicats ouvriers qui réclamaient une augmentation de salaire pour les peleurs et les marragos, ainsi qu'une amélioration de leurs conditions de travail avec un salaire double pour le travail du dimanche et des jours fériés. Les deux syndicats d'ouvriers délaineurs, celui de la Fédération et celui de l'Union, avaient les mêmes revendications et obtinrent un tel rapport de force que les non-grévistes se virent imposer des amendes et la règle de la syndicalisation obligatoire. Le patronat du délainage étant divisé, il y avait ceux qui pensaient que les revendications étaient justes et ceux qui voulaient abattre les syndicats.

source : Mazamet et son Histoire par Michel  Bourguignon



La grève gagna aussi l'usine de Gauthard et le conflit se durcit en février, les négociations étant sans issue. Il y eut des manifestations de grande ampleur dans toute la région, comme on le voit sur cette photographie prise le 23 février 1909 à Mazamet..





Au début de ce conflit, les étuves pleines contenaient les peaux de 72 balles d'Australie, 12 balles sabrées dans les bassins et 12 balles défaites dans les bassins sans eau. Nous nous sommes organisés pour monter les peaux mouillées, soit 21 tonnes, au calorifère, sur le dos, dans des hottes, afin d'empêcher la fermentation. La mobilisation de la famille du patron, du chauffeur, des ouvriers du magasin et des personnes qui venaient parfois le soir pour ne pas se faire voir, permit d'avoir des pertes insignifiantes. Des aides vinrent de Mazamet et des environs immédiats, la nuit, pour sécher les peaux en partie étuvées. Tous ces efforts furent pénibles, mais la marchandise fut ainsi sauvée. Il n'y eut cependant aucune aide des ouvriers syndiqués.

A l'usine de la Jonquière où Louis Sénégas, mon beau-père était contremaître, il y avait 20000 peaux dans les étuves ou dans les bassins. Toute la famille de ma femme a participé au séchage de ces peaux. Au mois de février, une patrouille de grévistes est venue dans cette usine pour débaucher des ouvriers. Mon beau-père n'a pas voulu les laisser entrer et a préféré attendre l'intervention du patron de l'usine, Monsieur Pierre Huc. Celui-ci, comprenant que les grévistes étaient déterminés, demanda aux ouvriers non-grévistes de cesser le travail, afin qu'il n'aient pas d'ennuis.

Une solidarité ouvrière se mit en place durant cet hiver rigoureux et des soupes communistes furent organisées.

source : Mazamet et son Histoire par Michel Bourguignon



Une centaine d'enfants de grévistes partirent en exode à Albi mais aussi à Castres, Graulhet, Toulouse, Béziers ou Sète. Une grande manifestation avec les enfants parcourut la ville, la veille du premier départ. D'autres enfants avaient été accueillis par des familles à Mazamet même.






L'intervention des gendarmes à cheval, de dragons et de hussards, fut nécessaire. Les usines étaient gardées par la troupe. A Gauthard, une dizaine de soldats étaient mobilisés, avec parmi eux, Antoine Sin, soldat de deuxième classe du 143ème régiment d'infanterie depuis le 6 octobre 1908, venu de Castelnaudary. Il était originaire de Cerbère, nous fîmes connaissance de sa famille et de leur vin de Banyuls.  Je me suis ainsi lié d'amitié avec lui pour toute la vie.

Ce n'est que le 5 mai, après quatre mois de conflit, que la classe ouvrière obtint gain de cause sur ses revendications. Les ouvriers satisfaits d'avoir obtenu une augmentation de leur salaire, le travail put reprendre normalement. Ils purent aussi bénéficier de la loi de 1898 sur les accidents du travail, en se faisant soigner contre la redoutable maladie du charbon, mais selon la méthode du guérisseur Baraillé, à qui ils accordaient toute leur confiance.
Pour moi, ce fut un début difficile avec une première expérience de la gestion des conflits sociaux. 

Louise et Yvonne en 1910






Au début de l'été qui suivit, Louise m'annonça qu'elle était enceinte et le 4 mars 1910, elle mit au monde, à Mazamet, une fille, Yvonne, dans notre logement de l'usine de Gauthard.











Au bout de trois ans, l'usine fut abandonnée et reprise par Monsieur Martin.
Il m'aurait plu de rester à Gauthard comme on me le conseillait chaleureusement, mais on me fit une autre proposition.

Monsieur Georges Tournier, m'avait envoyé un émissaire, à trois reprises, me priant d'aller dans son bureau. Il avait été maire de Mazamet de 1906 à 1908 et savait que je servais depuis trois ans Albert Vidal, militant laïque radical-socialiste opposé à sa politique. J'étais donc allé prendre contact avec Monsieur Tournier, homme poli, aimable, distingué, mais un peu distant. Il fallait remplacer Monsieur Jules Escande, beau-père de Monsieur Joseph Rouanet.











Le 10 juin 1911, je recevais un courrier de Monsieur Tournier, me faisant connaître qu'il avait arrêté son choix sur moi pour le poste de contremaître à l'usine de Lagarrigue, sur la commune de Saint-Amans-Valtoret.


J'y rentrais en fonction le 1er novembre 1911 avec tous les avantages qui m'étaient proposés : 175 francs par mois (un instituteur gagnait en 1902, 70 francs par mois), un logement, l'éclairage, le chauffage et un potager, ainsi qu'une gratification minimum de 300 francs par an, si je donnais satisfaction à mon patron. Cette prime dépendait du rendement de l'usine et Monsieur Tournier était seul juge de son importance. Je devais m'occuper de la réception des marchandises, de la surveillance des machines et du personnel, exclusivement au niveau du travail. Un autre ménage logeait à l'usine et je devais assurer la garde de l'usine un dimanche sur deux. Il m'était recommandé de ne pas faire de politique.

Jean




C'est dans cette usine que le 27 mai 1912, Louise mit au monde notre deuxième enfant, Jean.








Cette année-là, mon frère René, âgé de 17 ans, partit pour le Sénégal pour y tenir un comptoir pour la maison Hortala de Bordeaux, spécialisée dans l'importation. Il put ainsi séjourner dans des villes ou villages du triangle arachidien (Diourbel, Rufisque, Kaolack ou Saint-Louis). La motivation principale était d'acheter la récolte d'arachides, à raison de deux récoltes par an, et de vendre à l'autochtone des produits de consommation courante tels que des ustensiles de cuisine ou des colifichets.
















En mai 1912, un émissaire de Monsieur Numa Baraillé vint à Lagarrigue me demander si un poste de directeur de délainage et lavage de laine ne me tenterait pas. Je rencontrais le jour-même, à 12h30, Monsieur Baraillé, rue de la République à Mazamet, et à 17h30, j'étais reçu par Monsieur Galibert et Monsieur Sarrat. A 18h30, je repartais avec un contrat en poche : 2000 francs par an  et un intéressement de 3% en fin d'année, un logement à l'usine d'Albine.
Alors que notre fils Jean n'avait que quelques jours, le 15 juin 1912, je prenais fonction dans cette usine. Des  charrettes étaient venues prendre nos meubles et la maison Galibert et Sarrat s'était occupée de toutes les démarches auprès de Monsieur Tournier.


L'entreprise Galibert et Sarrat avait été fondée en 1887 avec un capital de 200 000 francs et avait réalisé en 1902 un bénéfice de plus de six millions de francs.


la grande usine d'Albine


En 1908, le village d'Albine, d'environ 700 habitants, était rattaché à Saint-Amans-Soult avant de devenir une commune à part entière le 14 décembre 1909, avec Numa Baraillé comme premier maire, élu sur une liste républicaine. Celui-ci y avait fait construire les écoles. En mai 1912, Justin Sémat , un de ses adjoints, élu sur une liste libérale, lui succéda.




Le territoire d'Albine se situait entre les ruisseaux de Cambrau, de Candesoubre et du Galinas.

 





Il y avait une petite usine dite du Foulon (un moulin foulon était actionné par une roue hydraulique verticale) et la grande usine.
Celle-ci était une construction imposante, avec une cheminée dressée vers le ciel. L'entreprise employait de nombreux ouvriers qui vivaient à Albine ou aux alentours. Les peleurs, souvent issus de familles de cultivateurs, commençaient très tôt leur journée de travail et s'occupaient de leurs terres ou de leur jardin, au retour de l'usine.
Ils entraient très jeunes dans le métier, à l'âge de 13 ans révolus et même de 12 ans pour ceux déjà munis du certificat d'études. Leur travail consistait à séparer la laine de la peau de mouton, à l'aide d'un "coutel" muni d'une lame tranchante incurvée.
Pour cette tâche, ils étaient debout devant un banc de bois incliné sur lequel ils mettaient la peau à délainer.
Étant payés à la pièce, ils avaient intérêt à avoir un bon rendement.


des marragos transportant des balles dans la cour de l'usine

Pour une journée de travail de 10 heures, leur salaire atteignait environ 2.50 francs en 1900.
Des hommes et des femmes de tous âges faisaient ce métier. Le délainage était une industrie en plein essor. L'usine employait aussi beaucoup de manœuvres qu'on appelait les marragos.


les ouvriers préparant les balles de laine, dans l'usine d'Albine



La matière première, achetée à bas prix,  provenant surtout d'Argentine, mais aussi d'Australie, d'Afrique du Sud, du Maroc, d'Espagne ou d'Uruguay a permis aux industriels locaux de s'assurer rapidement le monopole des achats de peaux lainées.





Mon beau-frère Jean Antony, dans un comptoir en Afrique du Sud



Les Mazamétains avaient établi des comptoirs dans les pays producteurs.
Pour pouvoir affronter de longues traversées maritimes, les peaux étaient séchées au préalable dans ces pays.







Arrivées à l'usine, elles étaient mises à tremper pour rendre au cuir sa souplesse et ramollir les impuretés mêlées à la laine. Puis, elles passaient à la sabreuse, sous un tambour cylindrique armé de lames de fer, tournant vite alors que l'eau entraînait les impuretés et le suint. Après un retrempage, elles passaient à l'étuve pour "l'échauffe", ce qui permettait, grâce à un procédé de fermentation, de faire perdre de l'adhérence à la toison, pour faciliter le travail du peleur. A chaque étape, les peaux étaient transportées sur des wagonnets. La laine mouillée passait au compresseur, puis était transportée dans les séchoirs par les marragos. Un contremaître surveillait le travail de tous ces ouvriers.


mon père, Pierre Vidal, avec son cheval et sa charrette


Les "bourrats de laine" étaient transportés jusqu'à la gare sur des charrettes conduites par un cheval.
Mon père amenait ainsi des colis et des marchandises diverses depuis la gare jusqu'au centre ville ou à l'usine de la Jonquière.
Au début de l'été, il était aussi préposé pour déménager avec cette charrette la famille Huc qui séjournait de juillet à septembre dans une maison de campagne non loin du hameau de Fournes, sur la route du Pic de Nore.
Il montait souvent aux glacières de Pradelles pour descendre vers Mazamet des barres de glace destinées aux brasseurs et à d'autres commerçants.





Les ballots de laine et les cuirots secs étaient réexpédiés vers les États-Unis, la Grande-Bretagne ou les manufactures de Lille, Roubaix et Tourcoing dans le Nord. L'évolution du délainage dépendait de la quantité de peaux disponible dans les pays d'élevage, du cours de la laine et des besoins de l'industrie. En 1909, il se vendait environ 20000 tonnes de laine et les arrivages étaient de l'ordre de 55000 tonnes de peaux. Le kilo de laine se vendait aux alentours de 3 francs en 1900.
Le quotidien local "laines et cuirs" servait de trait d'union entre vendeurs et acheteurs.
Les usines de délainage fournissaient une très bonne laine aux filatures et un cuir de qualité aux mégisseries.
Les odeurs putrides du suint, d'ammoniaque et de peaux décomposées qui s'échappaient de l'usine étaient souvent incommodantes, surtout les jours de vent d'autan, mais avec l'habitude, on n'y faisait plus attention.
Les peleurs emportaient chez eux ces odeurs.

Mon prédécesseur avait été congédié, faisant une politique à l'encontre des intérêts de la Maison Galibert et Sarrat. Le syndicalisme venait de s'implanter dans cette usine, avec l'exigence de l'adhésion de tous les ouvriers, au moment de la campagne pour les élections municipales, peu de temps avant ma prise de fonction. J'ai débuté dans cette usine dans une atmosphère surchauffée. Environ 130 ouvriers s'étaient syndiqués, alors qu'une soixantaine étaient restés réfractaires à la syndicalisation. Des remarques, des observations sans fondement, étaient le prétexte d'entretiens demandés par le délégué syndical. Il me fallait faire face, c'était difficile et je me sentais découragé. Je n'avais que vingt-sept ans. A la fin du mois d'août, beaucoup d'ouvriers partaient pour divers travaux agricoles. Une jeune apprentie peleuse syndiquée devait partir vendanger, et sa mère, non syndiquée, travaillant à la petite usine de délainage Guibbert, me proposa de la remplacer. J'ai accepté en l'incitant à se syndiquer, mais sans insister. Le lendemain, le représentant syndical me le reprocha et les ouvriers menacèrent de cesser le travail si elle n'adhérait pas au syndicat. En septembre, prétextant un inventaire, des réparations et un aménagement,  l'usine fut fermée avec réouverture à une date  indéterminée.

Fin octobre, un ouvrier vint me trouver pour réclamer la reprise du travail à l'usine. Je lui promis de lui donner satisfaction si il trouvait 140 personnes pour reprendre le travail, avec promesse de se désyndiquer. L'usine put à nouveau fonctionner le 17 décembre, avec 109 anciens travailleurs sympathiques et 34 nouveaux. 65 restèrent au chômage, refusés par la direction ou refusant de quitter le syndicat.
De mon côté, afin d'apaiser le climat dans le village, je conseillais à tous les ouvriers qui avaient remis l'usine en marche, de se syndiquer, sachant que les plus durs avaient été mis en échec. 
Tout cela entraîna des violences et la mise en place d'une solidarité pour les chômeurs. Il fallut faire appel à la police, aux gendarmes. De décembre 1912 au lundi de Pâques 1913, il y eut des interventions des brigades de gendarmerie de toute la région. Des Parisiens vinrent sur place, on installa les soupes populaires. Des manifestations avec drapeaux, chants et discours réunirent de nombreux Mazamétains. L'ouvrier qui avait œuvré pour l'ouverture de l'usine, par crainte de représailles, partit travailler à Pezenas. Une quarantaine d'habitants s'en allèrent dans les vignes du Bas-Languedoc ou reprirent un travail dans une tuilerie à Bouscayrac. Puis, le calme revint, mais la tempête fut sérieuse, avec des brouilles entre voisins, le nombre de  renégats étant important et les chômeurs déterminés.

Louise ne travaillait pas et pouvait s'occuper de nos deux enfants pendant que j'assurais mes responsabilités de directeur d'usines. Nous habitions dans une maison spacieuse avec tout le confort, située à l'entrée de l'usine.  Nous avions tout à portée de main : un potager, des poules et des lapins, des cèpes que je me faisais un plaisir d'aller cueillir au début de l'automne, des châtaignes à profusion, des truites, du gibier. Nous tuions le cochon, comme beaucoup de familles. Pour le raisin et le vin, nous allions chez notre ami de Riols dans l'Hérault, Michel Tailhades, sellier, qui possédait une vigne.
 
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Vovo et Jeannot pouvaient profiter du bon air et des bienfaits de la vie rurale








Je m'intéressais aussi à l'équipe de football-rugby qui avait vu le jour  en 1898 à Mazamet sous le nom de Véloce club devenu Sporting Club mazamétain en 1905 avec Albert Vidal comme premier président. Durant l'année 1911, les joueurs en bleu et noir avaient remporté de belles victoires : Le 1er janvier, ils avaient battu Castres par 14 à 0, le 10 mars ils enlevaient le titre de troisième série et devenaient champions des Pyrénées. En  février 1912,  le Sporting Club Graulhetois  s'inclinait face à Mazamet.

photo Bourguignon : équipe de football-rugby Mazamet 1911


 Réserviste rattaché à la 16ème section d'infirmiers militaires depuis mon retour du service militaire, j'étais appelé périodiquement pour des périodes d'exercices. Ce fut le cas du 17 août au 8 septembre 1911, puis du 19 avril au 5 mai 1913. J'ai du ainsi me rendre à Castries pour des manœuvres. Cette  ville de l’Hérault  était dominée par un château, petit joyau de la Renaissance construit sur des bases médiévales,avec son aqueduc monumental, chef d’œuvre de Paul Riquet et son magnifique parc à la Française conçu par Le Nôtre. Baptisé "le petit Versailles du Languedoc", ce château  avait longtemps servi d'hôpital militaire.

1913 :Je suis à droite de celui qui brandit une arme, au milieu de la photo.

                                                                                                                                                                                                                                               










A l'époque, je fumais avec plaisir, comme on le voit sur cette photo.










Henriette Maurin


Pendant ce temps, mes amis  rencontrés au service militaire à Alger, faisaient leurs périodes d'exercice dans d'autres lieux, en fonction de la section à laquelle ils étaient rattachés.
Joseph Arnaud était rattaché à la 15ème région, sa section d'infirmiers militaires était à Marseille. Il s'était marié en 1910 avec Henriette Maurin, originaire de Frontignan, avec qui il avait eu un garçon, Julien, né le 12 avril 1914, à Port-Saint-Louis-du -Rhône.





Nous ignorions tous, alors, qu'un conflit mondial se préparait.










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