lundi 29 décembre 2014

*11* A Bayon, officier d'approvisionnement de l'ambulance 1/10, de mars 1916 à juin 1916.





Après une permission de 12 jours,
je fis une rapide halte à Paris le 16 mars 1916, avant d'aller retrouver l'ambulance 1/10.










Comme je l'écrivis à mon épouse sur cette carte, je pensais retrouver l'ambulance 1/10 à Frévent, mais celle-ci s'était déplacée à Port-le-Grand, dans la Somme.







Je passais deux nuits à Port-le-Grand, dans une chambre chez Monsieur Duclos. L'ambulance ayant reçu l'ordre de se rendre le 18 mars à la gare d’Abbeville pour embarquer en chemin de fer, nous avons quitté Port-le-Grand le 18 mars vers 4h du matin.
 Sur cette photo, en tant qu'officier d'administration de l'ambulance 1/10, je donne des ordres pour l'embarquement :







Arrivés vers 17h30 à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec, nous avons reçu des instructions pour poursuivre notre route par Epernay, Bar-le-Duc, Toul, Nancy, avant de débarquer à Bayon, en Meurthe-et-Moselle, le 19 mars à 16 heures où je dus organiser le cantonnement.





J'occupais une chambre dans la villa du Bosquet Estienne chez Madame Lambert, en son absence, au bout de la Moselle. La villa était confortable et il y avait un grand parc.







C'est aussi là que nous avions installé la popote.
Sur cette photo, on voit Monsieur Philippe et Monsieur Bourhis, de la classe 1902, cuisiniers de la popote des officiers, nous préparant une ragougnasse.









La section d'hôpital 1/152 qui avait fait le voyage avec nous, avait reçu l'ordre, dès le débarquement, de se rattacher à notre ambulance. Leurs hommes étaient cantonnés à l'hôtel de Lorraine et à l'hôtel du cheval blanc.

Nous restions aux Étapes du DAL désignant le Détachement de l'Armée de Lorraine, ravitaillés par la sixième division de cavalerie.
L’État-major des Étapes se trouvait à Saint Nicolas-de-Port.
Le Détachement de l'armée de Lorraine était depuis le 11 mars 1915 le nom de la VIIIème Armée et il était sous le commandement du Général Deprez. Ce Détachement était composé de plusieurs unités dont les régiments d'infanterie cantonnés à Toul, ceux de hussards cantonnés à Nancy, les bataillons de chasseurs à pied cantonnés à Saint Nicolas-de-Port et à Baccarat ainsi que des régiments de Marsouins et d'infanterie coloniale.
Chaque corps d'armée possédait une DES c'est à dire une Direction des Étapes et Services, chargée de la logistique, de l'organisation, du cantonnement et du ravitaillement des Services de Santé. Celle du DAL, à laquelle l'ambulance 1/10 appartenait, était sous les ordres du médecin Marotte.
De février à juin 1916, les Services de Santé, à la suite des attaques meurtrières allemandes, avaient dû s'adapter à des situations particulièrement dramatiques et évolutives. Il avait fallu modifier souvent les plans d'hospitalisation et d'évacuation pour assurer au mieux le ramassage, le triage, le transport et les soins spécialisés aux blessés. La zone des Étapes était la zone où s’échelonnaient tous ces mouvements.
Le 9 mars, les instructions du DAL concernant les évacuations et hospitalisations furent les suivantes :
  • les hôpitaux de 1ère ligne de St Nicolas-de-Port, Baccarat et Lunéville devaient accueillir les blessés intransportables ou nécessitant des interventions rapides.
  • les hôpitaux de 2ème ligne de Bayon, Charmes, Rambervillers et Neuves-Maisons devaient conserver  les 2/3 du nombre total de leurs lits disponibles et n'hospitaliser que des malades susceptibles d'être guéris en moins de 15 jours.
Dans chaque ville ou village, la recherche d'emplacement pour organiser la place mobilisait la DES.
A Bayon, aucune construction n'était disponible et seuls les terrains prés de la gare se prêtaient bien à l'édification des baraques. Il fallait discuter les conditions avec les propriétaires. La DES réfléchissait à la création d'un HOE c'est à dire un Hôpital d'Origine des Étapes, mais la décision n’était pas encore prise.
La bataille de Verdun avait généré la création de Groupements avancés d'ambulances situés tout près de la ligne de front et destinés à alléger la tâche des hôpitaux d'évacuation. Les HOE de 1ère ligne étaient à une dizaine de kilomètres de  ces Groupements, les HOE de 2ème ligne se trouvaient à une centaine de kilomètres, comme Bayon par rapport à Verdun.
Toute cette organisation préparée en amont  permettait aux services de santé d'évacuer des milliers de blessés.

Entre le 6 et le 15 mars, le secteur de Verdun avait été transformé en désert, pilonné de façon incessante par les obus, et ce qu'on appelait le saillant de Verdun devint une innommable boucherie pour les soldats.

Le 20 mars, en début de matinée, en prévision du passage du train présidentiel, la ligne de chemin de fer fut bombardée à Dombasle par des obus 380 qui tombèrent sur l'usine Solvay. Celle-ci  produisait quotidiennement des tonnes de soude caustique grâce au travail d'hommes non mobilisés.




Jusqu'à la fin mars, notre ambulance devait participer au montage et à l'aménagement de 3 baraques Adrian pour l'hôpital d'évacuation de Bayon, avec l'aide de la section d'hôpital 1/152.




Durant cette période, lors de mes déplacements pour le ravitaillement de l'ambulance, je découvrais des villes ignorées jusque là : Epinal, assez jolie, Nancy, charmante ville où je pus admirer la place Stanislas, la place Carrière et le palais du gouvernement, sans oublier les pépinières et la brasserie de Charmes qui a brassé de nombreuses bières dont la Kanterbrau.



Le 4 avril, nous avons eu, à l'Hôpital Complémentaire de Bayon, la visite du médecin militaire mosellan Louis Marie Adrien Boppe, venu inspecter les locaux. Il assurait ses fonctions de médecin chef supérieur du service de santé du DAL depuis le 1er avril. Il trouva l'organisation de l'hôpital satisfaisante mais il proposa de diminuer la contenance de quelques salles qu'il jugeait trop encombrées.




Le 12 avril, je découvris avec une infinie tristesse la ville de Gerbéviller. 
Les 4/5ème de cette bourgade d'environ 1800 habitants n'étaient plus qu'un amas de décombres.
Sur cette photographie, on aperçoit l'église à travers une maison en ruine.






 Sur celle-ci, on peut voir le moulin de Gerbéviller détruit pas les Boches, lors de la bataille de la trouée de Charmes, du 24 au 25 août 1914.
Après la bataille de Morhange, le Kronprinz Rupprecht de Bavière commandant la VIème armée allemande, avait reçu l'ordre d'Helmut Johannes Ludwig von Moltke d'encercler les armées françaises. Pour cela, son premier objectif avait été de s'engouffrer dans cette trouée de Charmes, espace sans fortification entre les camps retranchés de Toul et d'Epinal.





Le champ de bataille était en avant du village.
Il y avait des tombes innombrables et séparées, occupées en grande partie par des soldats du 16ème Corps d'Armée.
Sur les croix de bois portant le nom de chaque soldat enseveli, on voyait une cocarde tricolore. 




Je m'étais arrêté ensuite à Rozelieures, là où l'invasion allemande qui avait fait toutes ses victimes fut arrêtée le 25 août 1914, par la victoire de la IIème armée du général de Castelnau.

A mon retour, j'eus droit à une manifestation de mécontentement des camarades, me reprochant mon retard à la popote : "Vos minutes sont aussi précieuses que les nôtres, l'exactitude est la première qualité de l'ouvrier consciencieux, ce sont toujours les mêmes qui arrivent en retard !". Il est vrai que la ponctualité n'avait jamais fait partie de mes priorités, et je ne leur en tenais pas rigueur. Ce que j'avais vu à Gerbéviller m'avait profondément marqué et mes pensées m'éloignaient de leurs sarcasmes.

Mon frère René, incorporé à la deuxième compagnie de mitrailleuses du sixième régiment d'infanterie coloniale qui combattait dans l'Oise, dans les tranchées du bois des loges, avait été évacué malade le 1er mars 1916 et était passé au dépôt de son régiment avant d'être soigné à l'ambulance 2/5 jusqu'au 5 avril.  De  retour au combat dans les tranchées du bois des loges, à nouveau malade, il était passé au dépôt de cette compagnie le 12 avril avant d'être soigné dans la salle F de l'Hôpital Complémentaire 26 situé dans le collège municipal de Compiègne, rue d'Ulm. Cet hôpital fonctionnait depuis le 10 mars 1916 et avait une capacité d'accueil de 200 lits. Remis sur pied, il put rejoindre le 7 mai 1916 sa compagnie dans le secteur de Canny-sur-Matz et Lassigny, dans l'Oise. Les tranchées adverses étaient assez éloignées. Les soldats vivaient au rythme des bombardements intermittents et tentaient de maintenir l'ennemi en haleine. Son régiment était commandé par le Colonel Chevalier.

Mon ami Antoine Sin, sergent incorporé au 3ème régiment d'infanterie, avait été, lui aussi, hospitalisé. Il participait, le 26 avril 1916, à la défense de Nieuport, en Belgique, avec la septième compagnie, lorsque les Allemands bombardèrent le fortin de la Briqueterie avec des obus et des torpilles. Ayant reçu un éclat de torpille à la partie gauche de la tête, il fut pris en charge dès le lendemain par l'ambulance 7/15, puis le 30 avril, par l'hôpital d'évacuation numéro 10, avant d'aller à l'hôpital temporaire de Bourbourg, le 5 mai. Une fois rétabli, il avait pu rejoindre sa compagnie, le 9 mai.

Le 1er mai 1916, un rassemblement à l'initiative des Spartakistes eut lieu à Berlin. A cette occasion, Karl Liebknecht prononça un discours contre la guerre et le gouvernement allemand. Accusé de haute trahison, il fut arrêté et condamné à quatre ans d'emprisonnement.

Dès le 1er mai, le 33ème Corps d'armée se trouvait dans la région de Bayon, pour bénéficier d'une période d'instruction au camp de Saffais, après avoir quitté le front. Ce corps d'armée venait de participer aux violents combats de la bataille de Verdun, dans la région de Douaumont. Il séjourna durant deux semaines dans cette région pour exécuter des exercices et des manœuvres dans ce camp où avaient été créées des lignes de tranchées avec des boyaux de communication. Le 31ème Corps d'armée engagé dans la première bataille de la Woevre, s'était aussi retiré du front et installé dans la région de Bayon pour suivre cette même période d'instruction du 25 mai au 3 juin. Les troupes étaient ainsi mises en situation afin de préparer au mieux les combats à venir.



En ce début du mois de mai, une appréciation m'avait été donnée par Monsieur Froment, le médecin chef de l'ambulance.






Le 8 mai 1916, notre officier d'administration Fernand Robert nous quittait pour aller assurer ses fonctions à l'ambulance 5/62 à Vittel.
Le lendemain, Louis Servanty, officier d'administration de troisième classe vint le remplacer et prit la gestion de notre ambulance. Une semaine plus tard, je me déplaçais à Vittel et y rencontrais Fernand Robert avant de poster ces deux cartes à mon épouse et à ma fille.


En réponse, j'avais reçu quelques jours plus tard, une jolie carte de mes enfants me souhaitant mes 31 ans.Vovo avait apporté une grande application à sa rédaction et j'étais ému de voir ses progrès en écriture. Elle avait à peine 6 ans.


Le 9 mai, le médecin chef Ernest Froment partit pour Reillon, village situé sur le front, assurer ses fonctions au 167ème régiment d'infanterie. Afin de le remplacer, le médecin aide major de première classe Maurice Rigal, affecté à l'ambulance 1/10 depuis le 30 novembre 1915, devint notre médecin chef.
Puis, le 20 mai, le médecin aide major de deuxième classe Camille Massina, revint à l'ambulance 1/10 après un congé de convalescence d'un mois. Il avait été mobilisé dès le 3 août 1914 à l'ambulance 12/16, puis affecté à l'ambulance 1/10 à la date du  23 décembre 1915. Une belle amitié était en train de naître entre nous.
Enfin, le 28 mai, le médecin aide major de deuxième classe Pierre Libert partit pour le 50ème bataillon de chasseurs à pied du 39ème Corps d'armée qui se trouvait alors dans le secteur de Létricourt. Il fut remplacé par le médecin aide major de deuxième classe Raymond Midon.

Dès le 15 mai 1916, une offensive austro-hongroise sur le front italien baptisée "expédition punitive" et commandée par le général Franz Conrad Von Hötzendorf  avait tenté de couper la route à l'armée de l'Isonzo dans le but de prendre Venise. Appelé à la rescousse par le général italien Luigi Cadorna, le général russe Alexei Broussilov avait lancé le 4 juin une grande offensive contre les armées austro-hongroises, en Pologne et en Autriche-Hongrie, attirant ainsi de nombreux soldats austro-hongrois qui combattaient sur le front italien.

Le 31 mai et le 1er juin 1916, une confrontation entre la Royal Navy britannique et  la marine impériale allemande eut lieu au milieu de la mer du Nord, à 200 kilomètres au Nord-Ouest de la péninsule danoise du Jutland. Quatorze bâtiments britanniques et onze bâtiments allemands furent coulés et on déplora des milliers de victimes, plus nombreuses du côté britannique que du côté allemand. Cependant, la marine allemande n' obtint pas, lors de cette bataille du Jutland, le contrôle des mers, comme elle l'espérait.

Du 2 au 7 juin, la garnison du fort de Vaux commandé par le Commandant Raynal depuis le 24 mai, résista héroïquement aux attaques de la 50ème division allemande. Le fort ayant été encerclé le 2 juin, 500 hommes s'y retrouvèrent avec peu de vivres et d'eau à leur disposition. Après six jours de combats acharnés à la grenade, au lance-flamme, à la baïonnette ou à la pelle de tranchée, 250 survivants assoiffés et éreintés durent déposer les armes, le 7 juin au matin. Le lendemain, une tentative de reprise de ce fort par les hommes du 2ème Zouaves et du régiment d'infanterie colonial du Maroc, sous les ordres du Général Nivelle, échoua à son tour.

Mon beau-frère Fernand Séguier était passé au 52ème régiment d'artillerie et avait été ainsi muté au front, le 29 mai, dans ce secteur de Verdun. De la classe 1901, durant son service militaire, en mars 1904, il était devenu 1er canonnier conducteur. A partir du 31 mai, son régiment était au repos ou recevait l'ordre d'aller faire quelques positions de crête près du fort de Belleville et du fort Saint Michel situés à la périphérie de Verdun. L'action était purement défensive et il resta affecté à la 23ème section de munitions de ce régiment, dans ce secteur de Verdun, jusqu'au 20 juin.

Jusqu'au 8 juin, l'ambulance 1/10 a participé au montage des baraquements de la formation sanitaire en construction prés de la gare de Bayon, sous la direction du médecin Buy, médecin chef de l'ambulance 12/12 et des ambulances cantonnées à Bayon. Le travail se poursuivait au fur et à mesure de l'arrivée des matériaux. Les maçons de la formation construisaient les fondations en briques et cimentaient la cuisine. Les menuisiers dirigeaient la pose des planchers et le le doublage des baraques Adrian en papier ondulé. Les matériaux arrivés par wagons étaient récupérés à la gare et transportés sur le chantier de construction. On récupérait dans les usines voisines du mâchefer pour assainir le sous-sol des baraquements.
Par ailleurs, il avait été procédé au nettoyage et à l'assainissement du cantonnement de l'ambulance 1/10 situé dans la tuilerie Mongel, à Bayon, sur la route de Virecourt. Il fallait transporter dans les champs proches, des tas de fumiers accumulés là par les troupes qui y avaient précédemment cantonnés. Près des carrières à tuiles, des mares avaient été pétrolées pour lutter contre la pullulation de moustiques. L'eau du puits de la tuilerie avait été analysée au laboratoire de l'Armée, afin de vérifier qu'elle était bien potable. Un four crématoire construit avec des briques de rebut et de la terre glaise, de la tôle pour sa grille et son couvercle, avait permis d'incinérer les détritus ramassés dans le quartier.

Le 8 juin, vers 19h, nous avons reçu un ordre de départ. Le télégramme nous apprenait que nous partirions le lendemain avec la section hospitalière 1/152 pour Magnières et que l'ambulance 1/10 serait affectée à la 42ème division d'infanterie. Il nous fallait cependant attendre le retour de 14 chevaux qui avaient été détachés avec 7 conducteurs, depuis le 5 juin, à Charmes, au CVAD 1/268. Le CVAD désignait un convoi administratif. Le Quartier Général de la 42ème division venait de s'installer à Saint-Clément et les formations sanitaires de cette division se trouvaient à Magnières, en Meurthe-et-Moselle. La 42ème division appartenait jusqu'au 6 juin à la Ière Armée et avait participé à la bataille de Verdun. Le 7 juin, elle avait été rattachée au DAL.

Je me préparais donc à passer l'été 1916 en Lorraine pour continuer à assurer ma mission d'officier d'approvisionnement de l'ambulance 1/10.

mardi 9 septembre 2014

*10* A Frévent, officier d'approvisionnement de l'ambulance 1/10, du 15 octobre 1915 au 7 mars 1916.

me voici,  à Frévent en 1915.




Après une nuit passée dans le train, j'arrivais en gare de Frévent, le 15 octobre 1915 à 7h du matin.







extrait de la carte de Lille à l'échelle 1/200 000 publiée par le service géographique de l'armée, révisée en 1898.

 Sur cette carte que je m'étais procurée à mon arrivée, on peut repérer Frévent au Sud de Saint Pol, en bas à gauche, à l'intersection de quatre routes. Cette cité très industrielle d'environ 5000 habitants, située dans le Pas-de-Calais, sur la Canche, à 12 km de Saint Pol, possédait des filatures de lin et de laine.
 Louis Luglien-Leroy administrait les filatures de Cercamp-lez-Frevent et de Boubers.


L'ambulance d'armée1/10 était au repos.
Rattachée au 10ème Corps d'Armée en garnison à Rennes et à la Vème armée, elle avait commencé à fonctionner dés le 4 août 1914. Après une période en Belgique, à Biesme et au château de Sart-Eustache, lors de la bataille de Charleroi, puis dans l'Aisne lors de la bataille de Guise, elle avait participé à la bataille de la Marne. Ensuite, elle avait regagné le Pas-de-Calais et avait occupé, à partir du 17 octobre 1914, les bâtiments du grand séminaire du Saint Sacrement à Arras.
C'était un poste de triage qui conservait les blessés graves et dirigeait les autre blessés vers l'arrière.
Lors des bombardements d'Arras par l'ennemi, le 22 octobre 1914, l'ambulance s'était repliée sur le cantonnement d'Agnez-les-Duisans, où elle avait assuré le traitement de quelques éclopés.

Dès le 29 octobre, un détachement mobile de l'ambulance 1/10 assura le secours des blessés civils et militaires, victimes des bombardements, à l'Hôpital du Saint Sacrement d'Arras. Le 22 mars 1915, une pluie de 800 obus s'abattait sur Arras. Puis, le 23 juin 1915, l'ambulance était bombardée. Le personnel transporta les blessés dans les caves. Un projectile tomba sur la cuisine au sous-sol. Deux sœurs augustines, une femme de ménage et deux employés civils y trouvèrent la mort. Le pharmacien Féret, le médecin Delage et deux infirmiers furent blessés.La chapelle et la partie gauche du cloître du grand séminaire furent détruites. Dans la soirée, l'ordre fut donné d'évacuer les blessés et une partie du personnel, sur l'HOE d'Aubigny. Le 25 juin, l'ambulance recevait l'ordre de se rendre à Frévent et de se mettre à la disposition du médecin inspecteur chef supérieur du service de santé de l'Armée.

 Peu de temps après ce bombardement, l'ambulance 1/10 fut citée à l'ordre de l'armée :
"sous les ordres du Médecin major Reverchon (5 novembre au 10 juin), sous ceux du Médecin major de 2ème classe Froment, ensuite, a assuré à elle seule le service de chirurgie de première ligne pour les victimes civiles et militaires des bombardements d'Arras et des luttes engagées à ses portes, assurant aux blessés les soins les plus complets et les plus compétents, et inspirant aux combattants un sentiment de sécurité et de confiance absolues. N'a abandonné sa tâche qu'après le bombardement de ses locaux et la destruction de ses installations essentielles par des projectiles de gros calibre."


Après cette attaque, l'ambulance 1/10 était devenue une ambulance de réserve de l'armée.
Du 10 au 25 septembre 1915, une section de l'ambulance avait fonctionné à l'école des filles de Frévent, faisant office de poste de triage des éclopés.

A mon arrivée, j'ai eu un accueil fort sympathique de la part de l'ensemble du personnel de l'ambulance.
Je venais remplacer le gestionnaire Bellanger. Il y avait un autre gestionnaire, Monsieur Robert.
Suite à la mutation du médecin major Reverchon, le médecin chef était Ernest Froment, depuis le 12 juin 1915. Il était assisté de plusieurs médecins dont le docteur Maurin et du pharmacien auxiliaire Caubon originaire du Lot et Garonne. Le maréchal des logis s'appelait Steunou et le brigadier Benistant. Il y avait aussi Cornaton et Pons. La formation comptait 38 infirmiers dont 15 détachés à l'HOE 31. L'ambulance disposait de 23 chevaux. Le médecin radiologue Claude Garnier de Falletans était détaché à l'ambulance 4/62. Cet aide major de deuxième classe, originaire d'Auxerre, avait été cité à l'ordre de la Xème armée pour son attitude courageuse et dévouée lors du bombardement de l'ambulance 1/10, en juin 1915, à Arras.


Sur cette carte postale, on peut se faire une idée de l'importance de l'effectif d'une ambulance en 1915.


Joseph Vergues






Mon ami Joseph Vergues avait été officier d'administration dans l'ambulance 1/37 du 3 août 1914 au 1er décembre 1915.





 Dès le 21 octobre, la gare de Frévent avait été mise à la disposition du 3ème corps d'armée qui devait se retirer du front. Il y avait un passage ininterrompu de troupes allant embarquer, pour se rendre par voie ferrée, de notre secteur jusqu'à Moreuil dans la Somme.

Ma fonction m'amenait à aller dans de nombreuses villes de la région. Je devais me rendre pour le ravitaillement à Fortel. J'allais prendre du charbon pour le détachement à Bruay.
Je me déplaçais jusqu'à Abbeville, Saint- Pol ou  Auxi- le- Château. J'avais été rendre visite à Monsieur Bailleau, à l'ambulance 14/3, à Le Souich. J'avais tenté de rencontrer à Hesdin mon ami Jean Vidal qui s'y trouvait depuis le 13 octobre 1915, mais il était absent le jour de ma visite. 
Il m'arrivait de parcourir ses distances en bicyclette ou même à cheval.


Le 22 octobre, je conduisis six chevaux au dépôt des chevaux malades à Ligny-sur-Canche, pour les remplacer. Ce jour-là, je rencontrai le docteur Raspide stationné dans le hameau de Beauvoir près de Bonnières et je dînai avec le Capitaine de Beaumesnil.

Me voici sur Banane, à Frévent, en 1915.






Le 14 novembre 1915, je pris livraison d'une jument nommée Banane, qui restera
 à l'ambulance 1/10 pendant trois ans.














J'ai gardé précieusement la couverture de Banane.
Cette couverture a été tissée en 1910  sur un métier à quatre marches en double croisé. Ses dimensions sont de 1.90 m sur 1.55 m et elle pèse 2,8 kg.
Fabriquée avec de la laine teinte à l'indigo dur, elle est bleu foncé, couleur utilisée pour les couvertures de cavalerie de réserve ou de ligne.
Dans le sens de la largeur, elle est traversée par quatre liteaux et une grande bande bleu de ciel.
La grande bande a été brodée avant foulonnage, avec de la laine jonquille teinte en fil à la gaude naturelle.

On y voit apparaître : la date de fabrication, les initiales du fabricant, le mot "guerre" et le numéro d'ordre de l'effet. Les chiffres et lettres majuscules ont 8 cm de hauteur et les lettres minuscules en ont 5 cm.
Sur le côté gauche, à 5 cm du bord et à 1 cm en dedans du liteau, se trouve un timbre d'admission qui a été apposé sur l'effet après l'avoir testé pour vérifier qu'il n'y avait pas d'imperfections.


De nombreux régiments de cavalerie composant le premier corps d'armée se trouvaient entre Hesdin et Frévent.
Le 23 octobre, j'ai vu des tracteurs à chenille transportant des canons anglais de 320mm venant de la route d'Hesdin, vers Flers, Hautecôte et Boucquemaison.

Depuis l'été 1915, l'état-major du général Ferdinand Foch se trouvait à Frévent, au château de Cercamp.
L'état-major du général Victor d'Urbal, commandant de la Xème armée, se trouvait à Saint Pol et celui de Joseph Joffre était à Chantilly.
 Le 26 octobre 1915, le président Raymond Poincaré se rendit au château de Cercamp, le départ de l'état-major du général Foch pour Amiens semblait alors probable.


petite carte du front éditée par Hatier, qui coûtait 0.15 francs










Le 27 octobre, je devais me rendre à Arras où je fus témoin d'un bombardement continu par des avions et des mitrailleuses.





















Monsieur Robert étant parti en permission du 28 octobre au 5 novembre,  je pris la gestion de l'ambulance. Je disposais d'une somme de 1323 francs. Mon investissement dans cette nouvelle mission donna entière satisfaction, comme cela a été noté sur mon dossier militaire par le médecin chef de l'ambulance 1/10, Ernest Froment.  Cette appréciation avait par ailleurs été visée par le médecin-chef du service de santé des étapes de la Xème armée :



Puis, à mon tour, je pus bénéficier de 10 jours de permission, du 18 au 28 novembre, et rejoindre avec plaisir ma famille à Albine. Je retrouvais ma femme et mes deux enfants en bonne santé.




extrait de mon carnet
 Comme je l'avais reporté sur mon carnet, c'est à cette période que j'avais souscrit le premier emprunt de la Défense Nationale, lancé le 25 novembre 1915 sous le nom d'Emprunt de la Victoire. La rente était de 5%.


Cet emprunt avait été émis pour financer la guerre qui durait plus longtemps que prévu. Il avait fait entrer 15 milliards de francs dans les caisses de l’État.



Le 30 novembre, la place de Frévent fut bombardée par des 380 mm et des canons obusiers de 270. Quatre pièces avaient été nécessaires pour leur transport.

Ce jour-là, en allant me procurer du charbon à Bruay-la -Bruissière, je rencontrais Maurel du 16ème escadron du train qui me donna des nouvelles de mes amis Barthe et Pouzenc. Puis, le 6 décembre, j'ai eu l'occasion de dîner avec Barthe rencontré au parc auto. Un peu plus tard, le 27 janvier 1916, j'ai rencontré à Saint Pol mon ami Abel Amalric et nous avons dîné ensemble avec Barthe le lendemain. Toutes ces retrouvailles avec des amis de ma région natale m'étaient bien agréables.
Leopold Barthe, du 16ème escadron de train,  de la classe 1903, était originaire de Saint- Amans -Soult, il était directeur d'une briqueterie.  
Etienne Fernand Pouzenc, entrepreneur de travaux publics, de la classe 1906, était originaire comme moi de Mazamet. A la mi-novembre, il était au Parc de réserve automobile de Versailles, affecté à la section de transport de matériel numéro 161, mais depuis le 2 décembre, il se trouvait à la section de triage du personnel.
Abel Amalric, négociant à Mazamet, de la classe 1902, avait été mobilisé le 9 août 1914 et affecté au régiment d'artillerie divisionnaire à Castres. Depuis le 11 septembre 1914, il était brancardier à l'ambulance 4/66 de la 37ème division.

Aucune permission ne m'était accordée pour les fêtes de fin d'année. Je devais me contenter, comme beaucoup de soldats, d'échanger du courrier et des cartes de vœux avec les miens.

Mon beau-frère, Fernand Seguier, parrain de mon fils Jean, avait profité de la nouvelle année pour envoyer à son filleul une carte faisant référence au parrainage des poilus.
En effet, le 11 janvier 1915, Marguerite De Lens avait créé la "famille du soldat", première association des marraines de guerre. Il s'agissait d'apporter un soutien moral aux soldats qui ne pouvaient plus avoir de nouvelles de leur famille, en leur envoyant des lettres et des colis. Les journaux ont rapidement relayé cette initiative qui  connut un vif succès. L’œuvre "Mon soldat" fut ensuite fondée par Madame Bernard , lançant aussi un appel pour que les soldats isolés trouvent un réconfort affectif.
Au cours de cette même année, le sort des soldats permissionnaires originaires des régions occupées, seuls et très démunis, attira l'attention des pouvoirs publics. On leur ouvrit alors, à Paris, les portes de la caserne de Reuilly. L’œuvre de fraternité militaire "Les parrains de Reuilly", créée par l'adjudant Angot, vit ainsi le jour et fut officiellement reconnue par le ministre de la guerre Gallieni, le 7 mars 1916. Cette fondation fonctionnait grâce aux dons de personnes . La princesse de Grèce, reçut ainsi chaque jour à sa table 25 permissionnaires à compter du 15 novembre1915. D'autres centres ouvrirent en province, à Lyon, Nice ou Menton.


Si le "parrainage" respectait un lien familial et chaleureux , le "marrainage" devint rapidement un flirt épistolaire et l'initiative de rencontres amoureuses. Des revues grivoises servirent de support pour des annonces sans équivoque. La marraine de guerre allait bientôt être synonyme de grande légèreté et petite vertu, et les cadres de l'Armée, allaient très vite soupçonner ces marraines de trahison et d'espionnage .


Fernand Seguier, Hélène Sénégas. 1912
Négociant dans le quartier des Bausses à Mazamet, Fernand s'était marié le 15 juillet1912 avec Hélène Sénégas, sœur de ma femme. Ils avaient deux filles, Alice née le 13 juillet 1913 et Madeleine née en 1915.
De la classe 1901, il avait été réserviste à partir du 30 août 1914 dans le 9ème régiment d'artillerie, à Castres. Depuis le 14 novembre 1915, il avait rejoint le 58ème régiment d'artillerie à Reims pour assurer sa défense dans les sous-secteurs de la route de Cernay et de la Butte de Tir. Il souhaitait vivement la paix pour pouvoir rejoindre sa famille.

Mon ami Joseph Arnaud participait, comme 300000 français, en tant que brancardier à la campagne de Serbie, dans l'armée d'Orient. Il avait quitté les Dardanelles pour le front de Serbie, en octobre 1915, au moment où la Bulgarie était entrée en guerre. Les Bulgares avaient coupé la ligne de retraite des Serbes vers le Sud et l'armée serbe avait dû se replier vers l'Ouest. Début décembre, les troupes alliées se replièrent sur Salonique, dans des conditions climatiques très difficiles, avec des chutes importantes de neige et des températures négatives. Des combats eurent lieu jusqu'à la frontière grecque. La Grèce n'avait toujours pas choisi son camp. L'armée serbe subit une cruelle retraite à travers les montagnes du Montenegro et de l'Albanie. Elle dut être évacuée et amenée par les navires alliés, via Corfou, à Salonique, où elle se reconstitua. Joseph retourna ainsi à Salonique en janvier 1916.


Je suis debout à gauche, René est assis à droite.
 L'année 1916 venait de commencer quand j'appris que mon frère René se trouvait à Noyelles-en-chaussée, dans la Somme, au nord d'Abeville. J'ai pu aller le voir le 5 et le 14 janvier dans son cantonnement au camp de Saint-Riquier, avant son départ, le 16 janvier pour Canly, dans l'Oise non loin de Compiègne.
René, blessé le  25 septembre  1915, fit la navette entre le dépôt et le front au 6ème colonial. A partir du 28 octobre, il séjourna au camp militaire de la Valbonne dans l'Ain, puis rejoignit la 8ème compagnie en campagne, le 8 janvier 1916, et passa à la 2ème compagnie de mitrailleuses le 11 février.


Photo de l'avion Farman  accidenté, prise par le maréchal des logis Paillard

Le 8 janvier, un avion Farman MF-11s'écrasa à Frévent. Henry et Maurice Farman, deux frères d'origine anglaise avaient donné leur nom dés 1910 à toute une famille d'aéroplanes. Le MF-11 était un biplan biface bipoutre doté d'un cockpit à ciel ouvert. Il fut utilisé de septembre 1914 à la fin de 1916 pour bombarder les positions allemandes, de jour et de nuit. 



Le 19 janvier, une visite des armées par le général Joffre avait eu lieu. L'état-major du 21ème corps d'armée stationnait à Frévent depuis le 5 janvier, il devait y rester jusqu'à la fin du mois. Après avoir participé à la troisième bataille de l'Artois, ce corps d'armée venait de se retirer du front. Cette formation avait donné le 20 janvier une soirée artistique des plus réussies aux membres de la place de Frévent, avec agape fraternelle. Puis, le 29 janvier, une soirée avait été organisée à Bonnières par le Train Militaire, avec la revue du Chat Noir.

Le 28 janvier 1916 fut un jour d'attaque dans le secteur d'Arras, avec un bombardement intensif  de la caserne Schramm. Il y eut un cheval tué et un obus de 105 mm non éclaté atterrit sur le boulevard.

Le 8 février, je rencontrais sur le boulevard, à Abeville, le lieutenant Monod du 42ème bataillon de chasseurs à pied, décoré de la croix de guerre. Il m'apprit qu'une nouvelle formation se mettait en place, l'armée de Noailles. Son état-major irait s'installer à la mi-mars à Mouchy-le Châtel, près de Noailles. La Xème armée garderait seulement les 17ème et 33ème corps de cavalerie. Jusqu'à ce jour, elle était composée des 3ème, 9ème, 12ème, 17ème, 21ème, 33ème et 83ème corps de cavalerie. En effet, c'est au cours de l'hiver 1915 - 1916 que les états- majors préparèrent leurs plans de campagne. Foch restait fidèle à sa stratégie : "l'artillerie conquiert le terrain, l'infanterie l'occupe." Il planifiait ainsi l'offensive de la Somme à venir, à laquelle la Xème armée allait participer. Cependant, les Allemands allaient lancer leur attaque sur Verdun, prenant notre état -major de court.
 

Le 23 février, le médecin chef Froment et le docteur Caubon partirent à leur tour en permission.
Pour mon frère René, la journée du 25 février était moins réjouissante, il prenait les tranchées vers Noyon, au Sud-Est de Roye.

 Il neigeait depuis deux jours et nous avions des difficultés monumentales pour nous déplacer. J'assistais à un passage extraordinaire de troupes de toutes sortes, quittant la Xème armée, pour aller probablement vers Verdun, en raison de l'attaque des Allemands du 21 février. Nos troupes étaient remplacées en Artois par les Anglais, l'armée britannique s'étant fortement renforcée pendant l'hiver, avec l'arrivée d'une dizaine de nouvelles divisions sur le front Ouest. L'attaque du lundi 21 février avait débuté dès 7h du matin par l'explosion d'un obus dans la cour du palais épiscopal de Verdun. Deux millions d'obus tombèrent en deux jours sur les positions françaises. Cette formidable attaque fut d'une violence extrême. Le 23 février au soir, la décision d'évacuer la population de Verdun fut prise et chacun dut prendre la route dans les plus brefs délais. Le général  Erich Von Falkenhayn avait été chargé de concevoir cette grande offensive qui devait saigner à blanc l'armée française. Le 25 février, les Allemands s'emparèrent du fort de Douaumont. Ce fort qui pouvait loger 800 hommes, servait de lieu de passage et de repos à l'Infanterie allant en ligne. 57 soldats qui occupaient le fort furent faits prisonniers. Puis, 19 officiers, 79 sous-officiers et des hommes de cinq compagnies l'occupèrent. Par cette prise, les Allemands ne se retrouvèrent qu'à 5 km de Verdun et le fort devint le pivot de la défense allemande sur la rive droite de la Meuse. Ce jour-là,  le général Philippe Pétain fut averti par son ordonnance, dans un hôtel où il se trouvait avec sa maîtresse, qu'il devait se rendre à Verdun avec la IIème armée qui était sous ses ordres. Il était désigné commandant en chef du secteur de Verdun.


 René fut évacué bien vite des tranchées : le 1er mars, il fut admis à l'ambulance 2/5, étant malade.






Le 3 mars, j'obtenais ma première permission de l'année 1916. Je n'étais pas retourné dans le Tarn depuis la fin du mois de novembre. J'ai pu ainsi être présent pour l'anniversaire de ma petite Vovo, le 4 mars, jour de ses six ans.









Jeannot était très fier de me montrer son nouveau costume de soldat et n'hésitait pas à faire devant nous le salut militaire.









Le 5 mars, le médecin-chef reçut des instructions provenant du service de santé de la Xème armée pour la libération de sa formation et le renvoi du matériel en excédent sur Creil pour inventaire.
Le 6 mars, les Allemands attaquèrent le Mort-Homme, sur la rive gauche de la Meuse.
Le 7 mars, ils lancèrent une offensive sur la rive droite à partir de Douaumont.
L'ambulance 1/10 partait ce jour-là pour Port-le Grand, à 8 km d'Abbeville. Elle se déplaçait avec les ambulances 12/12, 4/62 et 13/12, sous le commandement du médecin chef de l'ambulance 12/12, pour arriver à Port-le Grand dans la soirée du 8 mars.

Même si cette permission allait m'apporter un moment de répit, je me doutais qu'à mon retour, la période de repos à Frévent de l'ambulance 1/10 serait terminée et que nous irions vers une situation beaucoup plus agitée.




















jeudi 19 juin 2014

*9* A la Réserve du Personnel Sanitaire de la 10ème armée, à Creil, du 9 au 14 octobre 1915

Parti de Rodez le 7 octobre 1915, j'arrivais à Creil pour me rendre le 9 octobre à la Réserve du Personnel Sanitaire de la 10ème armée, au château Hébert à Nogent-sur-Oise. J'y restais quelques jours, en attente de mon affectation au front.

source : military-photos.com






La 10ème armée était commandée par le général d'Urbal.
Depuis le 15 septembre 1915, cette armée participait à la bataille de l'Artois.
 Elle était soutenue par six divisions britanniques et s'opposait à la 6ème armée allemande.









La ville de Nogent-les-Vierges avait été rebaptisée en 1906 pour devenir Nogent-sur-Oise. L'Oise avait été envahie par l'armée allemande, le 30 août 1914. A Nogent-sur-Oise, des civils avaient alors été tués par balles et une dizaine de maisons avaient été incendiées.


Le château Hébert, du nom de son dernier propriétaire, était une magnifique demeure.
Armand Houbigant avait acheté ce château en 1812 avant de s'y installer en 1821. Puis, en 1835, il avait agrémenté la façade d'un beau portique provenant de la démolition du château de Sarcus, édifié au 16ème siècle, dans le style Renaissance, par François Ier. En 1863, à la mort d'Armand Houbigant, Monsieur Hébert, nouveau propriétaire, y fit forer un puits artésien alimentant un plan d'eau. Ce château possédait  des dépendances dont une orangerie.





A Creil, 54 maisons avaient été incendiées par les Allemands, le 2 septembre 1914. Ils avaient utilisé des grenades incendiaires et des tubes enflammés, comme mesure de représailles lorsque des coups de feu avaient été entendus dans la ville ou lorsque des armes avaient été trouvées chez les habitants.




J'ai pu visiter à Creil une usine de fabrication de fers à cheval. Cette usine, avec 40 ouvriers, en produisait 3500 par jours. Elle avait été réquisitionnée pour l'effort de guerre et s'était engagée, malgré le manque de main d’œuvre, à reprendre la fabrication, en cas de besoin.

J'appris rapidement mon affectation à l'ambulance 1/10.

Je n'ignorais pas ce qui se passait au front :

les dégâts causés par une "marmite allemande" sur l'église de Maroeuil
  • La troisième bataille de l'Artois touchait à sa fin. Beaucoup de maisons et d'édifices avaient été détruits par les bombardements ennemis  dans cette région. 
Ainsi, à Maroeuil, village situé près d'Arras sur les bords de la Scarpe, un gros obus était tombé sur l'église du village et avait éclaté dans le chœur, pulvérisant tout, excepté les reliques de Sainte Bertille, célèbre pour avoir fait jaillir au 7ème siècle dans le village une source en période de grande sècheresse. Cette source aurait la particularité d'avoir redonné la vue à quelques aveugles.







Toujours à Maroeuil, une fabrique de velours avait été aussi bombardée.
Des soldats se trouvaient à l'intérieur et y avaient trouvé la mort.






Le 8 et le 9 octobre, les Anglais avaient subi de très violentes attaques sur le front de leur 1ère armée. Ayant pris l'offensive le 13 octobre, ils avaient réussi à atteindre un moment la croupe d'Hulluch. Mais, le 14 octobre au soir, le gouvernement britannique décida d'arrêter définitivement les opérations dans ce secteur de l'Artois.

  • La deuxième bataille de Champagne prenait fin avec 27851 tués, 98305 blessés et 53658 prisonniers du côté français. Le front n'avait pu progresser que de 3 à 4 kilomètres.

Ferdinand Ier (wikipédia)



  • Le roi bulgare Ferdinand Ier avait décidé de participer à la guerre contre la Triple-Entente, malgré les efforts de notre ministre des affaires étrangères, Théophile Delcassé, qui avait vainement tenté de le convaincre de ne pas prendre part au conflit. C'est ainsi que le 13 octobre 1915, Delcassé fut contraint de démissionner et René Viviani, président du Conseil, assura l'intérim.

René Viviani (wikipédia)
Théophile Delcassé (wikipédia)


  • Suite à l'échec des Dardanelles, des soldats français et britanniques avaient été envoyés à Salonique dès le 5 octobre 1915. Parmi eux, se trouvait mon ami Joseph Arnaud, brancardier. Une armée d'Orient venait d'être constituée avec l'ensemble des armées françaises en Orient.
le général Sarrail  1915 (l'illustration : guerre 1914-1919)
Cette armée avait été confiée au général Sarrail. L'objectif de l'état-major était de faire jonction avec les troupes serbes menacées par les Austro-Allemands à l'Ouest et par les Bulgares à l'Est. Il fallait porter secours aux troupes serbes qui se repliaient vers le Sud et maintenir le deuxième front que Winston Churchill avait tenté sans succès d'ouvrir sur les détroits. Le contrôle de la voie ferrée qui remontait la vallée du Vardar devait être conservé, pour garder ouverte la seule voie de communication des Serbes vers l'extérieur, nécessaire à leur ravitaillement.
Les conditions de combat et de survie étaient différentes de celles de l'Artois et de la Champagne. C'était la saison des pluies. La végétation était luxuriante, avec de nombreux ruisseaux qui se déversaient dans le Vardar. Dans ces lieux marécageux envahis de mouches et de moustiques, il fallait se protéger du paludisme et le service de santé imposait aux soldats la prise régulière de comprimés de quinine. Le typhus et la dysenterie y sévissaient aussi. Là-bas, la chasse des couleuvres pour les consommer en les faisant cuire comme des anguilles ou la préparation d' un bouillon de tortue  améliorait l'ordinaire. L'eau potable y était rare, la chaleur était intense et la soif se faisait durement sentir.

général Bailloud (wikipédia)






Dès le 14 octobre, les troupes de la 156ème division d'infanterie commandées par le général Bailloud qui avait débarqué avec le général Sarrail à Salonique, entraient en contact avec les Bulgares à la gare de Stroumitza.









C'est dans ce contexte de mondialisation du conflit que, le 14 octobre 1915, à 22h, je quittais Creil pour rejoindre l'ambulance 1/10 à Frévent.

lundi 31 mars 2014

*8* Gestionnaire de l'Hôpital Complémentaire 22 de Rodez, de décembre 1914 à octobre 1915.

Parti de Dunkerque le 4 décembre, je m'arrêtai dormir à Paris et repris un train le lendemain pour me rendre dans l'Aveyron, à Rodez, lieu de ma nouvelle affectation. Ne pouvant  prendre le temps, durant ce long voyage, de m'arrêter un peu à Albine, pour revoir ma famille, j'avais envoyé un télégramme à ma femme Louise, à l'usine d'Albine : 

"Passerai dimanche 6 voie ferrée Bédarieux - Castres. Sois avec enfants au train.  Préviens parents passage."

J'avais hâte de les voir après ces deux longs mois loin d'eux, mais je n'ai pu les embrasser qu'à la gare de Castres, au passage du train.  J'ai remis à Louise du linge à laver, avant son départ chez ses parents et sa sœur Noëlie, avec Jean et Yvonne, à l'usine de la Jonquière, au Pont-de-l'Arn. 

carte envoyée à ma femme, le jour de mon arrivée.
A mon arrivée, je surpris le colonel médecin chef du service de santé de la Place. Il n'avait pas connaissance de la mission qui m'amenait.



Le 7 décembre, j'entrais en fonction à l'Hôpital complémentaire 22 aménagé dans les locaux du grand séminaire de Rodez situé 23 boulevard Denys Puech. Je devais y assumer les fonctions de gestionnaire, en tant que sous-lieutenant d'administration du service de santé. Cet hôpital fonctionnait depuis le 19 août et avait une capacité d'accueil de 250 lits.




A mon arrivée, j'eus l'agréable mais inattendue surprise de trouver Monsieur Joseph, secrétaire du gestionnaire que je venais remplacer. Nous nous connaissions bien et il m'a invité à dîner le soir chez lui.

Le médecin chef, Monsieur Germain Puech, chevalier de la légion d'honneur depuis 1909, avait 3 galons. Il était conseiller général et maire de Bozouls, où il avait une villa. Son frère était le sculpteur Denys Puech, qui avait fondé en 1903 le musée des Beaux-Arts de  Rodez.

Le lendemain, 8 décembre, nous apprenions que le gouvernement quittait Bordeaux où il était depuis 3 mois,  pour regagner Paris.

Le grand séminaire avait été construit au XIXème siècle par Etienne-Joseph Boissonnade à l'emplacement du couvent des Annonciades. Il était devenu propriété de l’État en 1906, après la loi de séparation de l’Église et de l’État. La municipalité avait décidé alors d'y aménager le nouveau lycée de garçons, mais les travaux d'aménagement du lycée furent interrompus en 1914, les locaux étant réquisitionnés pour accueillir des familles de réfugiés ainsi que des blessés.

Me voici photographié, avec le personnel de l'hôpital :

Je suis le deuxième au premier rang, en partant de la gauche. Photo prise en décembre 1915.


Je suis au premier rang avec un livre ouvert.

 Voici une autre photographie retrouvée dans mes archives qui a peut-être été prise à Rodez ... Je ne pense pas être sur cette photo. Si un lecteur y reconnaît son ancêtre, merci de me le faire savoir :






 J'étais responsable de la comptabilité de l'hôpital. Nous consommions des médicaments, des pansements, des aliments, du chauffage, de l'éclairage, du blanchissage, des produits d'entretien et des fournitures de bureau.


Il me fallait aussi gérer la paie des soldats, des sous-officiers et des officiers. Le prix de la journée avait été revalorisé entre le troisième et le quatrième trimestre 1915.






Je tenais beaucoup de registres :  Je devais inscrire la situation journalière, la situation mensuelle et les comptes trimestriels en journées,  les classes de malades par corps.
Il y avait aussi le registre des entrées, celui des décès, le registre d'inventaire, le carnet de distribution des combustibles, le relevé général mensuel des denrées alimentaires, le registre des achats sur place, le registre journalier des recettes et des dépenses par chapitre, un registre pour réquisitions, un registre de situation journalière des malades et infirmiers nourris aux vivres d'hôpital.
Je remplissais les feuilles d'évacuation qui accompagnaient les sortants. Ceux-ci devaient avoir 2 billets d’hôpital et une feuille d'observation.
Je m'occupais du paiement des impôts de l'hôpital : pour les contributions directes, il fallait se mettre en relation avec le chef de direction, Monsieur Castérot, au 6 place d'Estaing, et pour les contributions indirectes, je m'adressais au chef de poste, Monsieur Farjon,  rue de l'amphithéâtre.
Les blessés amputés avaient besoin de prothèses que je commandais chez l'orthopédiste Bec, rue du Tonat.


Dans cet hôpital, j'avais à ma disposition un large éventail de livres d'auteurs à succès de la fin du XIXème ou du début du XXème siècle :


Parmi ces auteurs, se trouve Binet-Valmer qui a rédigé le texte de l'épitaphe inscrite sur le monument de la clairière de l'armistice dans la forêt de Compiègne :
"ICI LE 11 NOVEMBRE 1918 SUCCOMBA LE CRIMINEL ORGUEIL DE L'EMPIRE ALLEMAND VAINCU PAR LES PEUPLES LIBRES QU'IL PRÉTENDAIT ASSERVIR."







Binet-Valmer avait publié La Passion en 1914.


On trouve aussi, sur cette liste, Guy de Cassagnac, l'auteur de Quand la nuit fut venue. Ce journaliste, député du Gers, sous-lieutenant du 344ème Régiment d'Infanterie, avait été tué à l'ennemi le 20 août 1914, à la bataille de Mohrange.

En 1916, Olivier Diraison-Seylor, l'auteur de L'odeur des îles, sera déclaré à son tour mort pour la France, au bois de Navet, à Verdun.

 Marc Gouvieux avait publié à la veille de la guerre Haut les ailes, le carnet de route d'un officier aviateur.
Ce livre mettait en scène les exploits d'un aviateur qui arrivait à repérer, du haut de son avion, le siège de l'état-major allemand, puis à l'anéantir. Guillaume II n'en réchappait pas et la nouvelle de sa mort démobilisait les troupes allemandes qui battaient en retraite.
 L'utilisation des avions dans cette première guerre mondiale était donc une idée d'avant-guerre.




Marcel Dupont, l'auteur de En Campagne, racontait dans son édition de 1915, les impressions d'un officier de légère.






Le père Milon avait été publié en 1883 dans le journal littéraire et politique Le Gaulois par Guy de Maupassant. Puis, en 1899, six ans après la mort de l' auteur, un recueil de plusieurs nouvelles de Maupassant intitulé aussi Le père Milon était sorti en librairie.
Cette nouvelle racontait comment le père Milon avait tué 16 uhlans durant la guerre de 1870, quand l'état-major prussien s'était établi dans sa ferme. Ce criminel agissait ainsi pour venger son fils, soldat mort au début de cette guerre, mais aussi pour venger son père mort dans un précédent conflit,  et pour se venger des soldats qui lui prenaient ses récoltes. A la découverte de ses meurtres, les Prussiens le fusillaient immédiatement.


D'autre part, avec l'immobilisation du front, à l'automne 1914 , apparurent les premiers journaux des tranchées. Ils étaient rédigés par des combattants d'un secteur pour leurs frères d'armes. Ces journaux, que nous lisions tous, nous faisaient oublier le quotidien, et donnaient un peu de gaieté aux soldats dans les tranchées.



Beaucoup de ces titres ne dépassèrent pas quelques numéros. Certains étaient imprimés, d'autres multigraphiés selon des procédés de fortune. Tous évoquaient les mêmes sujets, nos états d'âme, les femmes, le rêve du retour, les poux... sous forme de sonnets, de fables, de feuilletons et de calembours.




Certains étaient grivois, et je notais, afin de m'en souvenir, des extraits fort lestes parus dans un de ces journaux, tels Les Amours de l'Ange Lure, ou Les Lettres à la Comtesse Tation écrits par le Marquis de Bièvre en 1772...






Le récent scandale de la liaison entre Marie Curie et Paul Langevin alimentait aussi certains articles de ces journaux, pour le plus grand plaisir des lecteurs. En effet, en novembre 1911, l'épouse de Paul Langevin, découvrant son infortune, se servit de ses connaissances dans le milieu des journalistes pour salir les deux amants,  par  journaux interposés, juste au moment où Marie Curie fut pressentie pour le Prix Nobel. Elle faillit ne pas le recevoir, tant la presse se déchaînait contre elle. Je fis mention de quelques calembours à ce sujet dans mon carnet.

Marie Curie s'illustra de plus belle façon par la suite, quand elle négocia en octobre 1914 un ordre de mission, afin de mettre en place des unités ambulantes de radiologie. De grandes bourgeoises parisiennes lui firent don de vingt voitures transformées en ambulances radiologiques appelées "les petites Curies". Marie et sa fille Irène, âgée de 17 ans, sillonnaient la France, sauvant ainsi de nombreuses vies, dans les postes de secours.


Des attaques limitées, mais meurtrières autour d'Ypres et en Flandre, générèrent fin décembre des trêves afin de récupérer les blessés et les morts, et le jour de Noël, date oh combien symbolique, les soldats des deux camps tinrent à fêter ce moment avec les moyens du bord. Ce fut un épisode marquant de la grande boucherie de 14-18, bien que souvent ignoré et à l'époque censuré. A certains endroits,  la trêve a débuté le soir de Noël et dans d'autres, le jour même de la fête. Elle s'est étendue sur deux tiers du front germano-britannique, et plusieurs milliers de soldats y ont pris part. Plus extraordinaire encore, c'est que totalement improvisée, cette trêve s'est propagée de manière spontanée, à la suite de timides initiatives suivies par une franche adhésion de part et d'autre de ce "no man's land" fort étroit qui séparait les deux camps.

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En tant qu'officier gestionnaire je gérais les admissions des blessés. C'est ainsi que je fis la connaissance en janvier 1915, de l'officier Jacques Beltrand, mobilisé en août 14 et engagé volontaire dans l'armée territoriale en raison de son âge de 40 ans. Il avait été blessé par un obus, en septembre, à Cheppy,  lors des combats en Argonne. Dans un premier temps il fut admis à l’école supérieure de jeunes filles de Villefranche- sur-Saône transformée en hôpital auxiliaire, puis fut transféré à l’hôpital de Rodez. Lors de son séjour, cet officier, qui dans la vie civile était un graveur renommé et professeur à l'école des Beaux-Arts à Paris, grava la cathédrale Notre-Dame de Rodez. Il me fit don d'une copie dédicacée. Il avait obtenu le grade de chevalier de la légion d'honneur en janvier 1914, puis avait été promu officier de la légion d'honneur en août 1922. Il se fit centenaire puisqu'il termina sa vie dans sa 104ème année, en 1977.

gravure de Notre- Dame de Rodez par J Beltrand


J Beltrand est à gauche au 2ème rang, dans l'atelier de son père.
(source : galerie Au passeur, Lannion)






                          
                                                 





dédicace au bas de la gravure :  à Monsieur Vidal       souvenir de Rodez      Jacques Beltrand         1915


                                                  
Note que j'ai écrite et classée avec la gravure qui fut encadrée par la suite.

Jacques Beltrand, dont je fis la connaissance à Rodez, avait donc été blessé en Argonne et évacué à Villefranche-sur-Saône, puis à Rodez, ce qui évoque l'extraordinaire organisation mise en place, dès les premiers combats, par les services de santé.
L'acheminement des blessés était un véritable parcours aux nombreuses étapes, partant de la ligne de front.
Là, la relève et les premiers soins avaient lieu au PSB, le poste de secours de bataillon : combat des états de shock correspondant à des troubles de stress post-traumatiques, garrots, injections, immobilisations.
Le PSR, le poste de secours de régiment, prenait le relais : premiers soins, triage et évacuation primaire par voie routière, grâce au poste de régulation des évacuations.
L'Ad ou ambulance divisionnaire s'occupait des premières extrêmes urgences, et évacuait les urgences moindres par voie routière.
Les GACA ou groupements d'ambulance de corps d'armée procédaient de la même façon.
Les HOE1 et HOE2, ou hôpitaux d'évacuation primaire et secondaire, traitaient les extrêmes urgences et celles de moindre importance, et organisaient l'évacuation des blessés moins gravement atteints par voie ferrée.
A partir de ce moment, les blessés quittaient la zone des armées et entraient dans la zone de l'intérieur. Ils accédaient aux hôpitaux temporaires, situés à l'arrière. Celui de Rodez était un hôpital complémentaire, le HC22, de la 16ème région militaire. Dès 1914, les hôpitaux permanents furent débordés et tous les bâtiments disponibles furent mis à la disposition du service de santé et appelés hôpitaux temporaires divisés en trois catégories : complémentaires, auxiliaires et bénévoles. Celui de Rodez où je fus nommé, allait accueillir 2346 blessés durant cette année 1915.


source : Service de santé des Armées. Hôpitaux militaires dans la guerre 1914-1918
             
A Mazamet aussi, les blessés arrivaient, et plusieurs bâtiments de la ville furent transformés en hôpitaux. Dès le 12 septembre 1914,  l’École Pratique de Commerce et d'Industrie où j'avais fait mes études fut réquisitionnée et devint le HA10. L’hôpital hospice Saint Jacques, l'Union Chrétienne de jeunes filles et la maison Brenac, avenue Rouvière, l'école libre Notre Dame, rue Meyer, et l'Association fraternelle de la jeunesse, rue de Lagoutine, accueillaient un grand nombre de blessés ou malades. La capacité hospitalière était ainsi passée de 50 lits en septembre 1914 à 200 lits le 30 janvier 1915. Le médecin chef de la place était le Docteur Bonneville assisté des Docteurs Escande, Clavel et Strehaiano.

Ainsi, comme je le fis remarquer à Louise, la population de Mazamet avait augmenté :


Des soldats en convalescence, originaires des régions du front, oubliaient là, la cruauté de la guerre. D'autres avaient été envoyés pour les soigner. Mon cousin Paul Vidal, de la classe 1910, appartenant à la 16ème SIM depuis le 11 septembre 1914, avait été affecté à l'hôpital auxiliaire de Mazamet.

source : l'Express du midi

Enfin de nombreux réfugiés civils, fuyant les zones de combat dés la
fin 1914, étaient arrivés dans le Tarn, après un périple mouvementé.
Ils avaient été évacués par bateau via La Rochelle ou Bordeaux, puis acheminés vers les zones mises à leur disposition. Des comités de réfugiés s'occupaient de les loger et de donner une allocation aux familles qui les hébergeaient.


source : découverte.inventaire.poitou-charente




Ces réfugiés venant de Belgique, des départements du Nord et d'Alsace, avaient trouvé refuge, entre autre, à Labruguière, Mazamet et Albine. Beaucoup d'entre eux travaillaient dans les usines où ils remplaçaient les ouvriers partis au front.





Cela permettait aux usines de textile, de fabrication de draps, de chaussettes, de fonctionner. J'en profitais pour venir m'approvisionner sur place. Chez Rives et Armengaud, je commandai 25 couvertures, chez Motte, 50 paires de chaussettes, chez Assémat Rives, des draps, chez Camille Faux de la rue Poitevine, d'autres couvertures ; tout cela, bien sûr, était destiné à l’hôpital de Rodez où arrivaient toujours plus de blessés. Mazamet et ses usines permettaient de fournir des draps de troupe à l'Armée. L'intendance militaire commandait régulièrement des peaux mégissées et des peaux en poil tannées pour les troupes. Toute la ville contribuait ainsi à l'effort de guerre.
A Riols, le besoin de matière première se faisait sentir. Je m'organisais pour y faire parvenir plusieurs centaines de kilos de laine suint de l'Aveyron. On m'envoyait à Rodez des sacs vides transportés de Riols par chemin de fer et je renvoyais à l'expéditeur les mêmes sacs remplis de laine.



Quand je me rendais à Mazamet pour tous ces achats, je pouvais voir ma famille pour quelques heures. Ce n'est qu'à partir du printemps 1915 que les premières permissions ont été rétablies par les politiques et les états-major, sous la pression de l'opinion publique. Elles ne duraient que quelques jours et nous y avions droit par roulement.













Nous immortalisions ces retrouvailles sur des plaques photographiques.

















Lors de mes déplacements, j'avais toujours sur moi cette carte délivrée par le Colonel  Commandant les dépôts de la 62ème brigade d'infanterie. Je devais pouvoir la présenter à toute réquisition de l'autorité militaire et civile.








A l'usine d'Albine, les femmes, les réfugiés et les hommes qui n'avaient pas été envoyés au front avaient beaucoup de travail, comme Farenc qui avait eu la chance d'être maintenu dans l'auxiliaire après être passé devant un conseil à Castres. Mais la gaieté n'était plus au rendez-vous, ils pensaient beaucoup à ceux qui avaient du partir au combat et surtout à Marius Thébaud, décédé le 27 décembre, à l'hôpital de Vouziers, des suites de ses blessures, lors de la première bataille de Champagne.



En cette année 1915, le front de l'Ouest s'était stabilisé de la mer du Nord à la frontière entre la France et la Suisse. Au mois de mai, Ferrié et Sterry m'avaient envoyé leur amical souvenir de Lausanne.  Nous nous étions connus à mon arrivée à l'hôpital de Rodez.
La carte était une éloge au canon 75 mm. Celui-ci avait été inventé par le général Sainte Claire Deville et par le lieutenant colonel Deport.
 La journée du 7 février 1915 avait été dédiée à ce canon par le Touring Club français. Beaucoup de cartes postales, ainsi qu'un bon-point patriotique distribué dans les écoles primaires, furent édités à la gloire du 75.
Avec sa rapidité de pointage, son tir de 21 coups à la minute, sa portée de 6500 m  et sa précision, ce canon représentait l'arme de la revanche de la France face aux Prussiens, même si par la suite, il s'avéra moins efficace que ce que sa renommée laissait prétendre.







Cette  guerre qui durait depuis plusieurs mois resserrait les liens familiaux. Comme moi, mon frère René, envoyait régulièrement des cartes postales à la famille.





Travaillant au Sénégal depuis 1912, il avait été incorporé le 1er février 1915 à la première compagnie du Bataillon d'infanterie coloniale de l'AOF comme jeune soldat de deuxième classe, appelé de la classe 1915.





Le 3 mai 1915, il était passé dans la 27ème compagnie du 4ème colonial, à la caserne du quartier du Mourillon à Toulon et avait obtenu dés le mois de juin une permission de quelques jours.






Le 4 septembre 1915, il était parti en détachement à destination de la 1ère compagnie du 9ème bataillon du 6ème régiment d'infanterie coloniale.
Le 6 septembre 1915, il était passé au 6ème colonial en campagne et avait rejoint Chepy- Longevas pour participer à la deuxième bataille de Champagne.
Le 25 septembre, l'ordre fut donné d'attaquer des tranchées allemandes, avec le 6ème colonial en tête. Il fallait s'emparer de la tranchée de Lübeck et de la tranchée des Vandales, à l'ouest de la ferme Navarin. Le matin, en quatre vagues successives, les soldats s'ébranlèrent des tranchées à quelques minutes d'intervalle, sans hésitation et dans un ensemble parfait. Les deux premières lignes de tranchées allemandes du Palatinat et du Magdebourg furent hardiment franchies par des soldats enthousiastes qui refoulèrent l'ennemi. Mais, en soirée, sous une pluie battante, l'ennemi s'accrocha à ses derniers retranchements sur la route de la ferme Navarin. Il y eut alors des pertes sérieuses. René reçut un coup de baïonnette à la jambe et fut évacué. Ce jour-là, au 6ème colonial, il y eut 38 caporaux et soldats tués, 294 blessés et 457 disparus. Le général commandant la IVème armée cita ce régiment à l'ordre de l'armée pour avoir enlevé ce jour-là cinq lignes de tranchées sur trois kilomètres de profondeur et pris deux batteries à l'ennemi.

Ce même 25 septembre, mon ami Walter Huc, de la classe 1908, sous-lieutenant depuis le 26 mars 1915, incorporé au 53ème régiment d'infanterie, avait été blessé dans les alentours du bois des Guetteurs, à Auberives sur Suippe, en Champagne, lors de l'attaque d'une tranchée allemande. Il avait reçu un éclat d'obus provoquant une plaie perforante de son pied avec fracture des troisième et quatrième métatarsiens. Cela lui avait valu une citation à l'ordre du 4ème Corps d'Armée, le présentant comme un sous-lieutenant plein d'entrain, d'énergie, d'une intelligente activité, qui avait entraîné énergiquement ses hommes à l'assaut.




Le 28 septembre, Blaise Cendrars, caporal légionnaire, perdait un bras non loin de la ferme Navarin. Plus tard, il racontera cet épisode dans son œuvre intitulée "la main coupée".




Pendant ce temps,  d'autres amis étaient aussi au front :

Abel Amalric, de la classe 1902, brancardier appartenant à la 16ème SIM, se trouvait depuis le 11 septembre 1914 affecté à la 37ème division, à l'ambulance 4/66.

Joël Sire, de la classe 1906, sergent depuis le 23 décembre 1909, était parti au front le 19 août 1914, dans le 81ème de ligne. Il avait participé à la bataille de l'Artois au printemps 1915 et avait été blessé le 12 juin 1915 à Notre Dame de Lorette. Cette blessure à la jambe gauche avait entraîné une paralysie de son nerf sciatique.

Antoine Sin, de la classe 1906, sergent depuis le 6 août 1910, affecté au 53ème régiment d'infanterie lors de la mobilisation générale, était parti au front le 19 octobre 1914. Il avait été blessé par un éclat d'obus à la tête et au thorax, le 9 novembre 1914, à Saint Éloi en Belgique, lors de la défense d'Ypres. Ce jour là, il y avait eu 53 blessés, 21 tués et 40 disparus au 53ème régiment d'infanterie, suite au bombardement des tranchées par les allemands. Puis, il était passé au 3ème régiment d'infanterie le 25 avril 1915.  

Gabriel Puget, de la classe 1909, charpentier originaire de Mazamet, caporal mobilisé au 5ème régiment du Génie depuis le 2 août 1914, avait contracté au front, en 1915, un laryngo-typhus ayant entraîné une sténose laryngée, avec gêne respiratoire, nécessitant le port continuel d'une canule trachéale. Il avait été ainsi réformé numéro 1 avec gratification renouvelable de quatrième catégorie par la commission de réforme du 24 septembre 1915.

Joseph Arnaud, de la classe 1905, rencontré en Algérie lors de mon service militaire, avait été enfin libéré le 27 juillet 1915 du camp de Landshut en Bavière où il avait passé onze mois. Avant de rejoindre son dépôt régimentaire en Provence en août 1915, il avait transité par Constance et Lyon. Constance était le siège d'une commission médicale où l'état des prisonniers était vérifié. Lyon était un centre d'échanges de prisonniers de guerre en provenance de Constance. L'état fédéral Helvétique et le comité international de la Croix Rouge de Genève organisaient ces échanges. L'article 12 de la Convention de Genève du 6 juillet 1906 stipulait que les membres du personnel sanitaire ne pouvaient être traités comme des prisonniers. Une fois qu'ils étaient au main de l'ennemi, les brancardiers comme Joseph devaient continuer à remplir leur fonction sur le territoire allemand, mais ils devaient être renvoyés à leur armée, en France, dès que leur mission était remplie. En juillet 1915, près de 4000 prisonniers du personnel sanitaire français furent ainsi rapatriés par voie ferrée tandis que des prisonniers allemands repartaient en Allemagne via Lyon et Constance. Joseph intégra dès le 14 septembre le Corps expéditionnaire d'Orient et se retrouva ainsi brancardier sur le front des Dardanelles, au moment où les Bulgares allaient signer un accord avec les Turcs.

Au début de l'automne 1915, treize mois de guerre s'étaient écoulés. Depuis mon arrivée à Rodez, en décembre 1914, les alliés avaient privilégié les batailles offensives en utilisant une artillerie légère basée principalement sur le canon de 75 mm, afin de faciliter les mouvements. L'ennemi utilisait une artillerie lourde à plus longue portée pour mener des combats défensifs. Des zeppelins, dirigeables à voilure rigide, avaient lancé des bombes sur Londres et sur Paris, terrorisant leurs habitants. Des gaz asphyxiants comme le gaz chlorique avaient été utilisés pour la première fois par les Allemands, lors de la deuxième bataille d'Ypres, contre les Belges et les Anglais. Pour limiter le danger de ces gaz, les soldats se protégeaient  le nez et la bouche avec des morceaux de gaze imbibés d'une solution à base de bicarbonate de soude ou d'urine.
Pour tenter de soulager la pression sur les Russes, les Français et les Britanniques avaient lancé des assauts en Artois et en Champagne. Les pertes étaient effroyables.
 L'Italie avait rejoint les alliés le 23 mai 1915. Cela avait permis l'ouverture d'un nouveau front et coupé une voie de ravitaillement des Empires centraux.  Les premiers combats entre Italiens et Autrichiens avaient débuté en juin 1915.
 Un corps expéditionnaire britannique avait débarqué aux Dardanelles pour ravitailler la Russie en armes et en munitions et tenter d'encercler les empires centraux.
 En Afrique de l' Est, de l'Ouest et du Sud - Ouest, des batailles se déroulaient pour conquérir des colonies allemandes.

Face à cette guerre qui perdurait, s'étendait et s'industrialisait, conscient que toutes les forces de la nation devaient se mobiliser et s'unir pour sortir de ce conflit, je désirais vivement retourner au front. J'avais dû quitter l'Hôpital de Rosendaël en décembre 1914 car j'avais reçu l'ordre de me rendre à Rodez, alors que j'avais adressé au directeur du service de santé de la Place de Dunkerque, ma demande de maintien au front.
En juillet 1915, le directeur du service de santé de la 16ème région avait enfin transmis une dépêche au médecin chef de l'hôpital de Rodez, le priant de lui faire savoir si l'officier d'administration Vidal était toujours volontaire pour le front.
Le 6 octobre 1915, j'obtins satisfaction en recevant un ordre de me rendre à la réserve du personnel sanitaire de la 10ème armée à Creil. Je suis donc reparti au front, à ma demande.

source : centre de documentation du Musée du Val-de-Grâce Paris














Sur cette carte, la ligne noire représente la position du front au 15 juillet 1915.

















Je fis mes adieux au personnel de l'hôpital HC 22, sans oublier de prendre les adresses de Monsieur Ladieu, notre comptable,  de Mademoiselle Bru, employée des Postes, de Monsieur Pujol, officier d'administration, de Monsieur Bonnel, pharmacien de l'hôpital, d'Octave Roussel domicilié rue de Constantine à Rodez.

Je quittai ainsi Rodez avec, dans mon dossier militaire, une bonne appréciation tamponnée du médecin chef de l'Hôpital temporaire numéro 22 :